Le Ministère de la Transition Écologique passe en mode produit, ça se fête, n'est-ce pas ? On va découvrir les dessous de cette transformation avec Radia Difallah, Directrice des Produits Numériques.
Ce ministère a émis le souhait de revoir sa méthodologie de construction de produits numériques il y a trois ans, en adoptant une approche produit. Et comme l'envie de changer nous prend rarement quand tout va bien dans le meilleur des mondes, on va regarder de plus près ce qui l'a déclenchée.
L’histoire commence par Track Déchets, une application proposant une traçabilité des déchets 100% dématérialisée aux entreprises privées, notamment lorsqu’elles produisent des déchets nécessitant des traitements spécifiques. Histoire qu'on ne retrouve pas de déchets radioactifs sous le pont de l'Alma.
Il s’agit pour l’Etat de déployer sa politique réglementaire à travers cet outil, qui vise à tracer le traitement des déchets pour les entreprises. Cette application a été développée dans le cadre de “La fabrique numérique” du ministère, un incubateur destiné à créer des produits numériques avec la méthode lean start-up. C'est une “start-up d’état”.
La Pause Produit, c'est l'occasion de découvrir l'expérience de Head of Product, Design, Agile & Leads, à travers un article et un podcast qu'on envoie une fois par mois à nos abonnés, au moment du café ☕
On est toujours à la recherche de nouveaux invités pour notre podcast, et pour nos articles, alors n'hésitez pas à nous laisser votre email, on vous recontactera avec plaisir !
Le produit Track Déchets, dont le fonctionnement et l’impact avait été testé auprès des premières entreprises, était donc arrivé à maturité, c’est-à-dire qu’il devait être récupéré par la direction d’origine. La DSI du Ministère de la Transition Écologique était alors responsable de faire grandir cette application, en élargissant la typologie des users, en développant des interfaçages avec les outils internes des entreprises, etc…
Vaste projet, quand on fonctionne en cycle en V, avec pour habitude d’utiliser des cahiers des charges, et qu’une partie des équipes n’est pas encore sensibilisée aux notions de Produit, d’Impact et de Valeur. La DSI a tenté de faire avec ses outils habituels et… chou blanc, capotage, Waterloo, je suis à court de mots mais j'espère que vous me suivez, la DSI s'est révélée être dans l'incapacité de reprendre le produit, car elle n'était pas prête.
L'application a fini par rester incubée au sein de La Fabrique numérique. Branle-bas de combat au sein du Ministère, on ne veut pas rester sur un échec et on se remet en question.
Il y a trois ans, commence alors une première phase exploratoire autour de l’incubation, de la méthodologie, et une première intention de changement est posée. On constate que l’idée initiale, selon laquelle un produit développé au sein d’un incubateur d’Etat viendrait essaimer sa culture produit au sein de la DSI du ministère une fois qu’il est rapatrié, ne marche pas. Ces conditions n’ont pas permis à la DSI du ministère de changer de posture, de s’acculturer aux méthodes agiles.
Se pose clairement la question de la pérennisation des produits issus des incubateurs, puisqu’ils sont créés à l’extérieur de l’administration, dans des entités qui sont capables de faire autrement, sans transformer véritablement l'administration de l’intérieur, les DSI, les DNUM (Directions du Numériques). Différentes voix se font entendre. Certains jugent qu’il vaudrait mieux externaliser encore davantage les directions numériques des ministères, et ne leur laisser que le “run” du “legacy” (pas le plus funky, soyons réalistes).
La question est tranchée politiquement. On ne va pas externaliser, mais transformer.
Radia arrive il y a deux ans et demi, dans ce contexte-là, elle-même partisane de transformer le fonctionnement de l’intérieur.
La sous-direction de Radia s’appelle “Produit Numérique Métier”, elle dépend de la Direction du Numérique du ministère (aussi qualifiée de “DSI”). Le Directeur de la DNUM est rattaché au Secrétaire Général du ministère, lui-même rattaché au ministre. Vous trouvez qu’il y a beaucoup de strates ? Sans être mauvaise langue, on va dire qu’on n’est pas tout à fait dans une organisation flat.
Dans le service de Radia, vous pourrez découvrir :
- Une organisation en 4 départements selon les thématiques métiers : Direction des eaux / Direction maritime / Direction des logements / Direction des transports, etc…
- La modique somme de 220 produits
- Une équipe de 140 agents, dont on va nous donner un découpage assez approximatif, veuillez nous excuser par avance pour cela :
Environ 1/3 d'agents exerçant un rôle d’encadrement (chefs de département et adjoints, chefs de service et adjoints, gestionnaires budgétaires, responsables de la prestation externalisée, fonctions supports…).
Et environ 2/3 de :
- Directeurs de produits ayant chacun un portefeuille de plusieurs produits et manageant plusieurs équipes. Leur rôle est l’équivalent de “product managers” dans le secteur privé.
- Chefs de produit dans les équipes, qui sont l’équivalent dans le secteur privé de ”product owners”, avec un rôle de coordination des différentes expertises au sein de l’équipe
- Chargés de déploiement, responsables de la relation avec les utilisateurs des produits. Ils accompagnent les services de l’administration dans la prise en main des outils, et sont en charge de récolter leurs retours.
- Développeurs et QA (ils sont peu nombreux en interne, beaucoup sont externalisés pour le moment)
Vous ne trouverez pas de designers, pour ceux qui les chercheraient dans la liste, ils sont encore 100% externalisés pour le moment.
Je mise sur votre concentration en me permettant de rajouter une chose. Il est important de noter qu’au sein du Ministère, les directions métiers à l’origine de l’expression des besoins sont des structures bien différenciées, ce qui peut créer facilement une relation “client-fournisseur” à l'intérieur même de l’Etat, au détriment du travail collaboratif.
Le plus simple est d’illustrer ce fonctionnement entre directions métier et Produit Numérique Métier par un exemple. Pour la coupe du monde de Rugby, et en prévision des JO 2024, la DGITM (Direction Générale des Transports) a émis le souhait auprès de la DSI de développer une solution d’étiquetage des bagages par QR code. Pas bête la guêpe. L'idée est d’étiqueter tous les bagages de façon obligatoire et interopérable, c’est à dire que le QR code doit être reconnu entre aéroports pour un voyageur arrivant d’Espagne par exemple, et également au sein des différents moyens de transports (train, métro, bus) que le voyageur prendra en France pour se rendre au stade.
On en profite pour rendre un bref hommage à la France, vous vous êtes bien battus, snif.
Il y a trois ans donc, suite à l’échec du rapatriement de Track Déchets au sein de la DSI notamment, une ambition de transformation est posée. Ça tombe bien, le service a déjà été rebrandé (il est passé de “Service Numérique Métier" à “Produit Numérique Métier”). Le mot “Produit” est brandi en étendard, il n'y a plus qu'à. Une fois la peinture refaite, Radia, accompagnée de l'équipe de transformation transverse, s’est attaquée à un double changement de postures.
Les directions métiers avaient l’habitude d’envoyer un cahier des charges, d’attendre une validation de la DNUM, puis Arrivederci on se revoit dans un an avec le service livré.
La première action posée a été de changer de posture vis-à-vis des clients internes, les directions métier, pour cesser d’être des exécutants de solutions déjà réfléchies. Au passage, on en profite pour franciser le vocabulaire du product management, car si même l’Etat ne parle plus en Français on ne s’en sort plus, et le tour est joué : on met en place une phase d’“investigation” qui tient lieu de “discovery” :
Radia a donc impulsé une nouvelle façon de faire, en passant outre les a priori respectifs, et la réticence de certains dues à de mauvaises expériences passées. Car forcément, comme la communication était coupée entre la personne à l’origine du besoin et le delivery, on avait essuyé quelques loupés. Mais le travail ensemble se met en place, Radia a pu embarquer les DG métiers pour qu'elles acceptent d'occuper ce rôle d’interlocuteur clef, au plus près des besoins du terrain.
Les DG métiers sont à présent convaincus de l’intérêt du travail en mode produit, et deviennent demandeurs !
Le changement de posture a dû aussi s’opérer à l'intérieur du service de la DNUM. On a dû délaisser les anciennes méthodes de gestion de projet utilisées par les agents, arrêter d’être “maître d’oeuvre” en face de “commanditaires”. L’objectif a été de devenir proactif, de réinterroger le problème pour être sûr qu’on met en œuvre des solutions efficaces. Quel programme !
Le secteur public étant traditionnellement organisé avec une hiérarchie très verticale, ce n'était en effet pas un changement simple à opérer, d’autant qu’il remettait en cause une façon de travailler existant depuis de nombreuses années. Cela a réinterrogé aussi structurellement certains métiers, donnant naissance à la peur pour certains agents de perdre les compétences techniques du maître d'œuvre, leur permettant d’apporter un conseil technique, de rédiger des spécifications fonctionnelles.
La valeur de la DSI était perçue uniquement dans le fait de bien connaître les systèmes d’information, de comprendre la technique, et non pas de remettre en question les besoins exprimés par le métier, perçu comme le “sachant” jusqu’à présent. Les agents ont réalisé au fur et à mesure l'intérêt de combiner cette maîtrise de l’environnement technique avec une capacité à réinterroger le besoin métier, à coordonner l’ensemble des ressources d’une équipe, mais il a fallu réaliser un accompagnement au changement important.
La montée en compétences s’est faite selon trois axes :
Une quinzaine de produits ont été lancés “from scratch” en un an et demi dans le service de Radia en mode full produit lean : investigation, livraison d’un MVP, itérations.
Les agents ont été intégrés dans ces équipes suite à leur formation, pour vivre une mise en situation. Treize produits perdurent, et deux ont capoté (l’un à cause d’un mauvais time to market et l’autre car le métier n’était pas assez disponible).
Découvrons maintenant plus en profondeur l’un des produits qui a bien marché : Honoré.
La Direction maritime est venue voir la DINUM pour dématérialiser l’attribution des médailles du mérite maritimes. Le service de Radia a commencé par réinterroger le besoin, eh oui, les formations ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd !
Ils ont ainsi mieux cerné les problématiques :
Fort de sa discovery, le principal objectif fixé a été de découvrir et de récompenser davantage de personnes méritantes, avec pour principaux key results à optimiser:
Deux campagnes d’identification des personnes à récompenser ont lieu par an, et les KPIs de la dernière campagne sont très satisfaisants ! Ce développement en mode produit a été un succès, il a permis également à l’agent en interne de devenir un product owner aguerri à l’agilité, et la Direction maritime est satisfaite du résultat.
C’est de mettre en place un pilotage orienté impact, à destination du top management, pour identifier la plus-value du service de Radia et en rendre compte.
Le changement est parti du terrain, de l’opérationnel, et le prochain challenge est de donner aux managers, à la direction, de nouveaux outils pour piloter cette activité-là. Les systématismes de pilotage en place ne sont pas ceux du mode produit. Ce n’est pas un pilotage orienté impact, c'est un pilotage très gestionnaire, suivant les ETP (“Equivalents Temps Plein”) et les budgets.
L’objectif est de co-construire avec les quatre chefs de département ce pilotage global, en commençant par identifier des indicateurs transverses. En effet, suite à cette transformation en mode produit, la plupart des produits sont à présent pilotés par l'impact, et l’objectif est d'homogénéiser les indicateurs afin de pouvoir les suivre de façon globale.
Voici les premières pistes d’indicateurs explorées :
Pour recevoir La Pause Produit chaque mois, inscrivez-vous ici !
Sur des sujets essentiels de société comme celui de l’environnement, on est contents de voir que l’approche produit se met en place véritablement au sein de l'Etat. Pour aller plus loin, j’adorerais découvrir les indicateurs macro de pilotage qui émergeront : la réduction des émissions de gaz à effet de serre de x % ? La réduction du gaspillage alimentaire de y % ? Et je serais curieuse d’en savoir plus sur l’avancée des transformations produit dans les autres ministères, n’hésitez pas à nous, Radia ou moi, pour en discuter !
Pour recevoir La Pause Produit chaque mois, inscrivez-vous ici !
Pour partager votre expérience de Head of product, design ou agility, c'est par ici !
Et pour nous contacter :
Des publications sur les thèmes du Product Management, du Product Design, de l'UX Research, ...
Nos entretiens avec des personnalités du monde du produit
Des replays d'émissions animées par le collectif Yeita
Nous vous proposons plusieurs outils pour gérer efficacement vos produits